Un auteur peut-il écrire sur tout ?
- Elora Quintin
- 24 juin
- 6 min de lecture
Au Festival Rue des Livres à Rennes, le 15 mars dernier, j’ai assisté à une conférence animée par Arnaud Wessmer, entre Ian Manook, journaliste écrivain et Franck Thilliez, auteur de thrillers. Alors que le sujet principal de cet échange tournait autour des 2 nouveaux romans de chaque écrivain, une réflexion fut soulevée par Franck Thilliez : un auteur peut, et se doit d’écrire sur tout. Mais est-ce vraiment possible ? Décryptage.

1– Genèse de la réflexion
Le nouveau livre de Thilliez, « Norferville » prend place dans le grand Nord Canadien au cœur d’une cité minière « presque » abandonnée.
Ce roman, au-delà du polar, part d’un fait historique concernant les populations autochtones canadiennes, les Inuits, qui ont été dépossédées de leurs terres à une certaine période de l’Histoire, pour en exploiter des richesses. Cette ville, dans le roman bien que fictive, copie une vraie ville.
Franck Thilliez affirme ne pas être canadien et encore moins descendant d’Inuits, pour autant il pense qu’écrire sur ce sujet permet d’informer de ce qui s’est passé, à son public. Alors que même des populations canadiennes n’ont jamais écrit sur ces événements, Thilliez s’est confronté à la question de sa légitimité à en parler. Le personnage de ce roman est dans ce sens un Français qui débarque au Canada et qui se pose en tant que non expert du sujet, comme Thilliez lui-même.
La question se pose alors, un auteur peut-il écrire sur tout, y compris des sujets qui ne le concernent pas ou qu’il n’a pas vécu ?
Pour Thilliez et Manook, qui pour sa part a écrit son dernier roman « Débâcle » sur l’URSS de 1991, une époque qu’il n’a pas vécu et encore moins sur place en tant que russe, sont d’accord pour dire qu’un auteur peut écrire sur tout et qu’il se doit de le faire, seulement au moins à titre d’information.
Ils ont également avancé qu’aujourd’hui les choses sont plus compliquées, étant plus difficile de parler d’événements non vécus ou à la place de groupes minoritaires. Allons-nous dans l’idée qu’un auteur blanc cis genre ne peut pas prendre pour personnage une noire lesbienne ? Pour la relecture, faut-il nécessairement faire relire et corriger son livre par le peuple dont parle le livre ? Dans le cas de Franck Thilliez, aurait-il dû faire relire son roman par les Inuits ?
Suite à cette conférence, j’en ai discuté sur mon réseau social d’écrivain Instagram et notamment avec une amie en total désaccord avec les deux auteurs, avançant la complexité du sujet et des maladresses qu’un écrivain pourrait écrire. D’autant plus qu’il lui manquerait le vécu des choses et des sentiments ressentis pour plus de profondeurs. Alors, cette question est-elle si facile à répondre ? Un auteur peut-il réellement écrire sur tout ?
2– Responsabilité morale de l’écrivain
Un roman est une œuvre de l’esprit, une œuvre artistique qui s’inscrit dans la liberté de création et d’expression de son auteur. Selon la Convention européenne des Droits de l’Homme (CEDH) : « Le roman relève de l’expression artistique, laquelle […] permet de participer à l’échange public d’informations et idées culturelles, politiques et sociales de toute sorte. Ceux qui créent ou diffusent une œuvre, littéraire par exemple, contribuent à l’échange d’idées et d’opinions indispensables à une société démocratique ».
La liberté artistique ne signifie pas non plus que l’auteur peut écrire n’importe quoi. De fait, il a une responsabilité quant au contenu de son livre. Selon Baptiste Nicaud, avocat au barreau de Paris dans la Revue Droit et Littérature de 2017 : « L’écrivain est susceptible d’engager sa responsabilité en raison du contenu de son œuvre lorsqu’elle a un effet néfaste pour la société, qu’il réside dans un impact sur le public et/ou potentiellement sur autrui. C’est principalement la loi sur la presse du 29 juillet 1881 qui édicte trois grandes familles d’incriminations : la diffamation, l’injure et la provocation. ».
L’écrivain peut donc s’approprier le réel et il est libre de le faire dans l’expression de sa propre création. Il ne peut en aucun cas porter atteinte à une personne identifiable ou un groupe de personnes.
Dans notre cas, ce qui nous intéresse sont les groupes minoritaires : peuples autochtones, personnes de couleur, LGBTQIA+, etc.
Mélanie de Coster, écrivaine, a écrit sur son propre blog, l’article « Un auteur peut-il parler d’autres communautés que la sienne ? » en 2019.
Voyant de nombreux messages venant de minorités telles que noires ou queer s’offusquer d’auteurs qui décrivent des personnages de ces communautés sans en faire partie, elle s’interroge. D’après ces communautés, les auteurs parlent de choses qu’ils ne connaissent pas, ce qui amène à des maladresses et à des erreurs de la part des écrivains. Est-ce que c’est mettre de côté ce que les minorités ont réellement vécu et prendre leur place ? Ou est-ce leur donner de la voix, comme l’avance Franck Thilliez ? L’auteur a bien une responsabilité morale et même pénale dans le contenu de son livre, en se devant de respecter les populations et de ne pas injurier ou diffamer qui que ce soit : minorités ou pas. Mais ici, nous parlons plutôt de montrer la vérité, de parler de peuples dont on ne fait pas partie.
Est-ce que cela bride la créativité d’une œuvre de fiction, comme « Norferville » de Franck Thilliez ? Son roman est-il problématique ?
3– Œuvre historique ou de fiction ?
« Lorsque l’écrivain fait œuvre de fiction, […] il n’est soumis à aucune obligation de vérité. La solution est somme toute évidente puisque, précisément, la fiction repose sur le mensonge ou, plus particulièrement, sur une feintise partagée entre l’auteur et ses lecteurs. Lorsque, au contraire, l’écrivain choisit de narrer la réalité et, par exemple, de retracer la vie d’un personnage appartenant à l’Histoire, sa liberté de création est bornée par une exigence d’exactitude. », écrit Hélène Skrzypniak – Maître de conférences en droit privé et Co-responsable du Master Droit de la propriété intellectuelle à l’Université de Bordeaux – dans son ouvrage « La responsabilité civile de l’écrivain ».
Ainsi, elle explique qu’un écrivain de fiction est libre de pouvoir s’inspirer d’une histoire vraie sans respecter l’exactitude des faits, si cela ne retrace pas la vie d’un personnage de l’Histoire ou d’un fait purement historique, qui se verrait donc dans l’obligation de narrer la vérité.
Lorsque l’écrivain n’a pas vécu les événements lui-même, il réalise ce qu’on appelle des recherches.
Faire des recherches est nécessaire dans le cas où l’auteur souhaite s’approcher de la vérité. Pour autant, nous n’éviterons jamais les maladresses, malgré le soin apporté aux recherches. Bien sûr, « une expérience vécue est toujours plus pertinente qu’une expérience imaginée. Mais le propre d’un auteur, c’est aussi de savoir transcender sa propre expérience : je n’ai jamais été homme, je n’ai jamais été tétraplégique, et pourtant je peux imaginer ce que c’est de le vivre », écrit Mélanie de Coster dans son article.
Un auteur se doit, lorsqu’il écrit sur un fait historique de réaliser des recherches et de respecter les faits dans leur vérité.
Je pense que mettre en avant ces périodes de l’Histoire dans nos écrits sera toujours mieux que de le taire. Il est nécessaire d’avoir une diversité de genre, et plus largement de peuples minoritaires, que l’on soit légitime ou non à en parler pour faire avancer « le débat et les mentalités » affirme aussi Mélanie de Coster. L’interdire serait réducteur et en parler pourrait mettre en lumière un sujet passé sous silence comme celui des Inuits du Canada.
Dire qu’on ne peut pas écrire sur une femme lesbienne et noire si l’on est un homme cis genre blanc, reviendrait à briser la créativité de l’auteur et à rester dans des cases strictes. Combien d’hommes ont écrit de personnages féminins ? Qu’en est-il sinon de tous ces romans d’espionnage écrit par des novices ? Écrire sur des natifs américains, sans l’être est-il possible ? Ne pas venir du milieu ne fait pas nécessairement un mauvais roman. Et finalement se mettre à la place en tant qu’auteur, d’un personnage issu de minorités pourrait amener l’auteur et ses lecteurs à se poser des questions, créant un cercle vertueux d’apprentissage.
Le livre est une preuve et un témoin du passé. Parler de sujets importants comme un peuple autochtone dans le livre de Thilliez permet de le garder en mémoire. C’est vrai que dans ce sens, le souci de la non-conformité totale avec la vérité, pourrait déformer la réalité. Mais, il ne faut pas perdre de vue que c’est un roman fictionnel et non historique et que lorsqu'on l’ouvre, on sait d’avance qu’il peut y avoir des libertés avec la réalité.
Je terminerai par dire que finalement même si l’on ne fait pas partie d’une minorité, que ce soit Inuits, natif américain, noir, ou queer, on peut en tant qu’auteur parler de ce que l’on ne connait pas dans le seul but d’informer le grand public comme le fait Thilliez, ou amener un début de réflexion et de débat. Bien sûr en respectant au mieux l’exactitude des faits historiques et sans en diffamer les groupes minoritaires. Prendre la parole en leur nom n’est pas prendre leur place mais leur donner de la place. De la documentation sur une minorité, une maladie psychiatrique ou autre ne sera jamais aussi puissant qu’un vrai vécu et on peut tomber facilement dans les clichés. Mais, il faut aussi laisser la place à l’imagination et à la créativité de l’écrivain.
Après tout, c’est une œuvre fictionnelle et du moment que cela ne porte pas atteinte à une catégorie de personnes, la liberté de création ne permet-elle pas de pouvoir parler de tous les sujets ?



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